En 2019, à la demande des plus hautes instances de l’Armée américaine, la RAND Corporation, un des think tank les plus puissants du monde, a publié une étude confidentielle destinée aux responsables politiques américains.
Aujourd’hui, avec le recul historique, l’étude, une liste de mesures visant à déstabiliser et à ruiner la Russie, se lit comme la check-list dont l’oligarchie coche une par une les cases… Du moins, tant que nous la laissons faire.
Intitulée « Extending Russia, Competing From Advantageous Grounds » (Susciter l’extension de la Russie, lui faire concurrence depuis une position avantageuse), cette étude de 354 pages fit alors peu de bruit et ce n’est qu’en avril de cette année, lorsque certains médias russes s’y intéressent, que la RAND, pour répondre aux accusations à son encontre, finit par en dévoiler elle-même le contenu.
En fait, ce rapport est le compte rendu d’une équipe de chercheurs, engagée dans un projet portant le nom de code HQD177526, visant à « examiner une gamme de moyens possibles permettant ‘d’étendre’ la Russie ». Par ce terme, précisent-ils, ils entendent « des mesures non violentes susceptibles d’exercer une pression sur l’armée ou l’économie de la Russie ou sur la position politique du régime à l’intérieur et à l’étranger ».
L’idée, héritée de la Guerre froide, n’est pas de rivaliser avec la Russie dans des domaines où l’Occident n’a aucune chance de l’emporter, mais de la pousser à s’engager dans des domaines et des actions politiques où elle perdrait la partie.
Identifiée comme le flanc faible de la Russie : sa situation économique supposément catastrophique et sa dépendance des revenus qu’elle tire de ses exportations d’hydrocarbures (pétrole, gaz) et d’autres matières premières.
Un bref survol de la table des matières permet de constater qu’il s’agit quasiment d’un script très détaillé des événements dramatiques que nous vivons depuis quelques mois !
La guerre secrète que ces messieurs y proposent pour terrasser la Russie y va crescendo, partant de simples sanctions économiques jusqu’à des manœuvres et un déploiement hyper-agressif de l’OTAN, en passant par la guerre des communiqués, des révolutions de couleur, des tentatives de coup d’État, la construction à grande échelle d’éoliennes (chez nous) (autant de gaz russe acheté en moins !), l’annulation de projets de gazoducs tels que Nord Stream 2, la vente de GNL américain au monde entier et l’idée de piéger la Russie en l’attirant dans une guerre en territoire ukrainien !
Les auteurs précisent que leurs mesures n’ont pas
pour objectif premier la défense ou la dissuasion, bien qu’elles puissent contribuer aux deux. Elles sont plutôt conçues comme susceptibles d’amener la Russie à entrer en concurrence dans des domaines ou des régions où les États-Unis ont un avantage concurrentiel, ce qui la pousserait à se sur-étendre militairement ou économiquement, ou à faire perdre au régime son prestige et son influence au niveau national et/ou international.
Dans la palette des mesures économiques proposées pour « mettre sous tension » l’économie russe, des sanctions économiques ainsi que l’annulation de projets de gazoducs :
De toutes les mesures que nous avons examinées, l’expansion de la production énergétique américaine et l’imposition de sanctions commerciales et financières à la Russie semblent les plus susceptibles de stresser davantage son économie, le budget de son gouvernement et ses dépenses de défense.
Pour ruiner la Russie, les auteurs proposent de la priver des recettes provenant de ses exportations de gaz et de pétrole. Il s’agit bien de frapper la population russe tout entière car, disent les auteurs, cela pourrait empêcher la Russie de
maintenir ses opérations gouvernementales, y compris ses activités militaires à l’étranger et la fourniture de services sociaux et de pensions dans le pays (…) La réduction de ses revenus pétroliers conduira la Russie à faire des choix difficiles, au-delà de ceux qu’elle a déjà dû faire (…) La production mondiale de pétrole et son cours échappent au contrôle total d’un seul pays, mais les États-Unis peuvent adopter des politiques visant à accroître l’offre mondiale et donc à faire baisser les prix mondiaux, limitant ainsi les revenus russes.
Si cela ne marche pas, on envisage une autre piste :
Imposer des sanctions plus sévères est également susceptible d’affaiblir l’économie russe, et ceci plus largement et plus rapidement qu’en maintenant des prix pétroliers bas, à condition que ces sanctions soient complètes et multilatérales. L’efficacité de cette approche dépendra de la volonté des autres pays de se joindre au processus.
Concernant l’Ukraine, les auteurs espèrent bien y piéger la Russie :
L’armée ukrainienne y fait déjà saigner la Russie dans la région du Donbass (et vice versa). Fournir davantage d’équipements et de conseils militaires américains pourrait conduire la Russie à accroître son implication directe dans le conflit et le prix qu’elle en paie. Moscou pourrait répondre en organisant une nouvelle offensive et en s’emparant de davantage de territoires ukrainiens. »)
A cette fin, la mesure 1 du chapitre 4 propose explicitement de « fournir une aide létale à l’Ukraine », c’est-à-dire des armes offensives !
Graphique extrait du rapport de la RAND Corporation. Évaluation du rapport coût/bénéfice d’opérations destinées à provoquer la ruine de la Russie, condition préalable à l’hégémonie de l’oligarchie anglo-américaine.
Voyons maintenant la table des matières. Avec le recul historique, elle se lit comme la check-list de l’oligarchie anglo-américaine et dont pas mal de cases ont déjà été cochées.
Nul besoin d’être complotiste pour y voir une intention clairement exprimée, celle de terrasser non plus un adversaire ou un compétiteur, mais tout un pays avec lequel on refuse de faire la paix et qu’on a décidé d’abattre.
Extrait de la table de matières :
CHAPITRE TROIS : Mesures économiques.
- Mesure 1 : (FAIT) entraver les exportations de pétrole.
- Mesure 2 : (FAIT) réduire les exportations de gaz naturel et entraver l’expansion des pipelines.
- Mesure 3 : (FAIT) imposer des sanctions.
- Mesure 4 : (EN COURS) accélérer la fuite des cerveaux russes.
CHAPITRE QUATRE : Mesures géopolitiques.
- Mesure 1 : (FAIT) fournir une aide létale (comprenez armes offensives) à l’Ukraine.
- Mesure 2 : (FAIT) augmenter le soutien aux rebelles syriens.
- Mesure 3 : (FAIT) promouvoir un changement de régime en Biélorussie.
- Mesure 4 : (FAIT) exploiter les tensions dans le Caucase du sud.
- Mesure 5 : (FAIT) réduire l’influence russe en Asie centrale.
- Mesure 6 : (EN COURS) remettre en question la présence russe en Moldavie.
CHAPITRE CINQ : Mesures idéologiques et informationnelles. Voies pour les opérations d’influence ; situation actuelle de la légitimité du régime russe ; environnement intérieur russe ;
- (EN COURS) mesures politiques visant à réduire le soutien intérieur et extérieur au régime russe.
CHAPITRE SIX : Mesures aériennes et spatiales.
- Mesure 1 : (EN COURS) modification de la posture et des opérations des forces aériennes et spatiales.
- Mesure 2 : (EN COURS) augmentation de la recherche et du développement aérospatiaux.
- Mesure 3 : (EN COURS) augmentation des composantes aériennes et missiles de la triade nucléaire.
CHAPITRE SEPT : Mesures maritimes.
- Mesure 1 : (FAIT) accroître le dispositif et la présence des forces navales américaines et alliées.
- Mesure 2 : (EN COURS) accroître les efforts de recherche et de développement navals.
- Mesure 3 : modifier le dispositif nucléaire en faveur des SNLE (sous-marin nucléaire lanceur d’engins).
- Mesure 4 : (EN COURS) réduire la concentration des forces russes en mer Noire.
CHAPITRE HUIT : Mesures terrestres et multi-domaines.
- Mesure 1 : (FAIT) augmenter les forces terrestres des États-Unis et de l’OTAN en Europe.
- Mesure 2 : (FAIT) intensifier les exercices de l’OTAN en Europe.
- Mesure 3 : (FAIT) se retirer du traité sur les forces INF ((intermediate-range nuclear forces).
- Mesure 4 : (EN COURS) investir dans de nouvelles capacités pour manipuler le risque russe.
Rapport complet : Extending Russia – Competing from Advantageous Ground
Par : Karel Vereycken
Source : Solidarité & progrès (07/05/2022)