« L’OTAN n’a jamais été aussi forte ; la Russie est un paria mondial ; et le monde reste inspiré par la bravoure et la résilience ukrainiennes ; en bref, la Russie a perdu, la Russie a perdu stratégiquement, opérationnellement et tactiquement – et ils paient un prix énorme sur le champ de bataille ».
Il (le général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines) ne croit pas un mot de tout cela. Nous savons qu’il n’y croit pas car, il y a deux mois, il a dit exactement le contraire – jusqu’à ce qu’il soit réprimandé par la Maison Blanche pour s’être écarté du message de Joe Biden. Maintenant il est de retour, jouant dans « l’équipe ».
Zelenski ne croit probablement pas non plus à la récente promesse européenne de fournir des chars et des avions (88 chars Léopard seront ramenés à 14) – et il sait qu’il s’agit principalement d’une chimère. Mais il joue dans l’équipe. Quelques chars supplémentaires ne feront aucune différence sur le terrain, et sa cinquième mobilisation se heurte à une résistance au niveau national. Les armées européennes attendent que passe cet épisode, leurs armureries fonctionnant avec des “chars de réserve”.
Zelenski ne cesse de répéter qu’il doit disposer de chars et d’avions d’ici le mois d’août pour renforcer ses défenses en pleine hémorragie. Mais, de manière contradictoire, Zelenski est averti qu’il est essentiel de “réaliser des gains significatifs sur le champ de bataille“ dès maintenant, car l’administration a “la ferme conviction” qu’il sera plus difficile par la suite d’obtenir le soutien du Congrès (autrement dit, après août, il sera trop tard).
Il est clair que les États-Unis préparent le terrain pour une “annonce de la victoire” au printemps, – comme le laissent présager les commentaires délirants de Milley, – comme un argument central, juste un peu avant le coup d’envoi du calendrier des élections présidentielles américaines.
Il n’empêche, la narrative dans les médias a déjà commencé à se transformer en une offensive russe écrasante à venir, et en une résistance ukrainienne héroïque écrasée par une force écrasante.
« La nature critique des prochains mois a déjà été transmise à Kiev en des termes directs par de hauts responsables de Biden, – y compris le conseiller adjoint à la sécurité nationale Jon Finer, la secrétaire d’État adjointe Wendy Sherman et le sous-secrétaire à la défense Colin Kahl, qui se sont tous rendus en Ukraine le mois dernier » , – le directeur de la CIA Bill Burns s’étant déplacé pour informer personnellement Zelenski une semaine avant l’arrivée de ces responsables.
Zelenski a été mis en demeure. Des résultats maintenant, ou gare !
Mais voilà que Seymour Hersh finit par dire tout haut une dure réalité tacite qu’on constatait tout bas, avec des conséquences politiques extrêmement complexes (extrait de l’interview de Hersh au Berliner Zeitung). Non, pas le sabotage de Nordstream (nous le savions), mais celui d’une erreur de jugement irréfléchie et d’une colère croissante à Washington, – et du mépris pour les jugements politiques immatures de Biden et de son équipe rapprochée de néoconservateurs.
Il ne s’agit pas seulement du fait que l’équipe Biden a “fait sauter les gazoducs”, au contraire ils en sont fiers ! Il ne s’agit pas seulement du fait que Biden s’est montré prêt à éviscérer la capacité concurrentielle et les perspectives d’emploi de l’Europe pour la prochaine décennie (certains applaudiront). La partie explosive du récit est la suivante : « À un moment donné, après l’invasion des Russes et le sabotage … Ils se sont dressés contre le projet. Ils l’ont trouvé fou… » (Il s’agit de personnes qui occupent des postes élevés dans les services de renseignement et qui sont bien formées.) :.
« Il y avait beaucoup de colère parmi les personnes impliquées », a noté Hersh. Au départ, le discours de Biden sur le Nordstream, – “Il n’entrera pas en service”, – a été compris par les ‘pros’ du renseignement comme un simple moyen de pression lié à une invasion russe alors envisagée, – une invasion que Washington savait imminente, car les États-Unis préparaient furieusement les Ukrainiens, – précisément pour susciter l’invasion russe.
Pourtant, le sabotage de Nordstream a été reporté, – de juin à septembre 2022 » – des mois après l’invasion. Alors, quel était l’intérêt de paralyser la base industrielle européenne en lui imposant des coûts énergétiques astronomiques ? Quelle était la justification l’on ? Et il y a eu encore plus de colère contre les membres de l’équipe de Biden qui l’ont ouverte au sujet de Nordstream, se vantant en fait comme s’ils disaient “Et comment ! Bien sûr que nous avons donné l’ordre ! ”.
Selon Hersh, bien que la CIA prend ses ordres du “pouvoir” au sens large, plutôt que du Congrès, « même cette communauté est horrifiée par le fait que Biden ait décidé d’attaquer l’Europe dans sa substane ventre économique, – afin de soutenir une guerre qu’il ne gagnera pas ». Hersh estime que dans une Maison Blanche obsédée par sa réélection, le sabotage de Nordstream a été considéré comme une “victoire”.
Hersh a déclaré dans son interview au Berliner Zeitung :
« Ce que je sais, c’est qu’il n’y a aucune chance que cette guerre se termine de la manière dont nous [les États-Unis] voulons qu’elle se termine… Cela m’effraie que le président ait été prêt à une telle chose. Et les personnes qui ont mené à bien cette mission pensaient que le président était parfaitement conscient de ce qu’il faisait au peuple allemand. Et à long terme, [ils pensent] que cela n’entachera pas seulement sa réputation de président, mais sera également très dommageable sur le plan politique. Ce sera un stigmate pour les Etats-Unis. »
L’inquiétude est encore plus grande que l’obsession de Biden transforme l’Ukraine d’une guerre par procuration en une question existentielle pour les États-Unis (existentielle dans le sens de l’humiliation et de l’atteinte à la réputation si la guerre était perdue). C’est déjà une question existentielle pour la Russie. Et deux puissances nucléaires dans une confrontation existentielle est une mauvaise nouvelle.
Soyons très clairs : ce n’est pas la première fois que Biden fait quelque chose qui est considérée comme totalement irréfléchie par les professionnels du renseignement américain. Robert Gates, l’ancien secrétaire à la défense, a déclaré dimanche que Biden s’était trompé sur presque toutes les grandes questions étrangères et de sécurité depuis quatre décennies. En février 2022, il a saisi les avoirs en devises de la Russie ; il a expulsé ses banques du SWIFT (le système de compensation interbancaire) et lui a imposé un tsunami de sanctions. La Réserve fédérale et la BCE ont déclaré après coup qu’elles n’avaient jamais été consultées, et que si elles l’avaient été – elles n’auraient jamais consenti à ces mesures.
Biden a affirmé que son action allait « réduire le rouble en miettes » ; il s’est lourdement trompé. Au contraire, la résilience de la Russie a rapproché les États-Unis d’un précipice financier (à mesure que la demande de dollars se tarit et que le monde se déplace vers l’Est). Du point de vue des acteurs financiers importants de New York, Biden et la Fed doivent maintenant se dépêcher de sauver les États-Unis, dont le système est fragilisé.
En bref, l’importance de l’interview de Hersh au Berliner Zeitung (et de ses autres articles) se trouve dans la description de la fureur d’importantes factions de l’État profond contre le clan des neocons (Sullivan, Blinken et Nuland). La confiance s’est tarie. Ils sont dans le collimateur et ils continueront à l’être… L’article de Hersh n’est qu’un avant-goût.
Pour l’instant, le projet ukrainien des néoconservateurs reste d’actualité, l’équipe Biden exigeant que tous les alliés occidentaux restent fidèles au message collectif avant le premier anniversaire de l’opération spéciale de la Russie, le 24 février.
Il semblerait toutefois que la fenêtre critique permettant à l’Ukraine de “gagner par magie” soit réduite de quelques mois à quelques semaines. “Gagner”, bien sûr, cela reste indéfini. Et la réalité est que ce sera la Russie plutôt que l’Ukraine qui montera l’offensive de printemps, et probablement sur toute la longueur de la ligne de contact.
La consigne reste pourtant ferme (bien que Kamala Harris ait été dépêchée à la Conférence de Munich sur la sécurité) pour renforcer l’idée d’un “engagement durable envers l’Ukraine” par l’Occident collectif sur le long terme.
Paradoxalement, derrière le rideau, cette “guerre civile” en cours au sein de l’establishment américain menace de devenir “la consigne” également pour le sort de Biden, – alors qu’il approche du moment de la décision de sa candidature pour 2024.
La communauté du renseignement américaine doit se demander si l’on peut faire confiance à Biden pour ne pas être imprudent, alors que l’Ukraine sombre dans l’entropie sous la poussée russe sur tous les fronts. Le cas de Biden deviendra-t-il à nouveau désespéré ?
Peut-on imaginer que les États-Unis puissent simplement baisser les bras et reconnaître la victoire russe ? Non, l’OTAN pourrait se désintégrer face à un échec aussi spectaculaire. L’instinct politique consistera donc à parier, à redoubler d’efforts : Un déploiement de l’OTAN dans l’ouest de l’Ukraine en tant que “force tampon”, pour “la protéger des avancées russes”, est à l’étude.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certaines factions de l’État profond sont “consternées”. Les produits de l’industrie de la défense américaine sont consommés en Ukraine plus vite qu’ils ne peuvent être fabriqués. Cela modifie de manière négative les calculs des États-Unis sur la Chine, alors que l’inventaire militaire américain se consume en Ukraine. Et la guerre en Ukraine peut facilement se propager en Europe de l’Est…
En fin de compte, il s’agit d’une prise de conscience inattendue (pour l’élite) que les États-Unis eux-mêmes pourraient être les plus grands perdants de la guerre contre la Russie. (Moscou l’a compris dès le départ).
L’équipe Biden a essentiellement déclenché une réaction concertée de l’Establishment contre sa compétence en matière de prise de décision. Le rapport de Hersh, le rapport de la Rand Organisation, les entretiens de l’Economist avec Zelenski et Zaluzhny, le rapport du CSIS, le rapport du FMI montrant la croissance économique de la Russie, et les éruptions éparses de la dure réalité apparaissant dans les médias, – tout cela atteste de l’ampleur que prend le cercle de dissidence à l’égard de la gestion de la guerre en Ukraine par Biden.
Même la récente hystérie autour des ballons chinois, qui a conduit le NORAD à abattre tous les objets non identifiés dans l’espace aérien américain, montre que certains membres du Pentagone ont poussé l’équipe Biden dans ses retranchements . Si vous (l’équipe Biden) êtes assez stupides pour insister pour que nous “supprimions tous les signes d’objets volants sur les radars du NORAD, ne soyez pas surpris des poubelles que vous recevrez quotidiennement sur la tête.
Cela montre d’une part le dédain de la Maison Blanche pour les détails les plus subtils, et d’autre part le rôle symbolique joué par le ballon chinois pour redonner de l’énergie aux faucons américains de la Chine, qui détiennent la majorité en termes de soutien bipartisan au Congrès.
Biden peut-il être destitué ? Théoriquement oui. Soixante pour cent des jeunes membres du parti démocrate ne veulent pas que Biden se représente. La difficulté réside toutefois dans la profonde impopularité de Kamala Harris comme successeur possible. La dernière preuve de l’affaiblissement de la position de Harris est un article très critique du New York Times, rempli de désapprobations anonymes de démocrates de haut rang, dont beaucoup l’ont autrefois soutenue. Aujourd’hui, ils sont inquiets.
Leur crainte, écrit Charles Lipson, est qu’il est presque impossible de la faire tomber :
« Pour gagner, les démocrates ont besoin du soutien enthousiaste des Afro-Américains, qui risquent de se sentir insultés si Harris est écartée. Ce problème pourrait être évité si elle était remplacée par un autre Afro-Américain. Mais il n’y a pas d’alternative évidente. Si Harris est remplacée, ce sera probablement par un candidat blanc ou hispanique …
» Un tel changement ébranlerait un parti profondément investi dans la politique de l’identité raciale et ethnique, où les groupes perdants sont considérés comme des victimes lésées et les gagnants comme des oppresseurs “privilégiés”. Ces divisions sont plus virulentes lorsqu’elles sont centrées sur la blessure historique de l’Amérique qu’est la race, et elles se retourneraient contre le parti. »
Pourquoi ne devrions-nous pas nous attendre à une enquête de la hiérarchie du parti démocrate ou du Congrès suite aux allégations de Seymour Hersh concernant le contournement délibéré du Congrès ? Eh bien, en termes simples, c’est cela : Parce que cela expose l’“indicible”. Oui, Biden n’a pas “informé” le Congrès, bien que certains d’entre eux semblent avoir eu connaissance du sabotage de Nordstream à l’avance. Techniquement, il a contourné le système.
La difficulté est que les deux côtés du Congrès APPROUVENT largement un tel exceptionnalisme – l’exceptionnalisme américain prévoit que les États-Unis peuvent faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent, à qui ils veulent. Il y a tellement de cas où cela est ancré dans la pratique : Qui oserait jeter la première pierre à “Old Joe” ? Non, l’argument contre Biden, – s’il en faut un, – doit être l’opinion collective selon laquelle Biden est inapte à exercer un jugement sain sur des questions qui risquent de faire déraper les États-Unis vers une guerre totale avec la Russie.
Si Biden est forcé à partir, cela se fera dans les “chambres enfumées” des initiés. Trop nombreux sont ceux qui ont tranquillement profité du gâchis ukrainien.
Où va l’Europe à la suite des allégations concernant Nordstream ? Il est difficile de voir une Europe dominée par l’Allemagne s’éloigner de Washington. Les dirigeants allemands actuels sont sous l’emprise de Washington et ont accepté sans hésiter leur vassalisation. La France – à quelques hoquets près, – restera fidèle à l’Allemagne. Cependant, alors que les États-Unis observent que leur sphère de dollars se contracte avec l’expansion des BRICS et de la Communauté économique de l’Asie de l’Est, ils exerceront une pression plus forte sur leurs économies captives les plus proches. L’Europe en paiera probablement le prix fort.
Quoi qu’il en soit, l’UE ne discute pas des questions vraiment sensibles en public – seulement dans des salles de réunion où tous les téléphones portables ont été retirés à l’avance. La transparence ou la responsabilité ne figurent guère dans ces discussions.
Par Alastair Crooke
Source : dedefensa.org